Nos cheveux blanchiront avec nos yeux

Thomas Vinau

Alma Éditeur

  • Conseillé par
    22 avril 2012

    Sublime ! En marge de la production littéraire actuelle !

    Nos cheveux blanchiront avec nos yeux : un titre poétique qui libère instantanément l'imagination, le roman ne pouvait être mauvais.

    Le thème de ce récit tient en deux phrases, et pourtant on pourrait parler de son univers toute une nuit tant il est riche.
    Roman en deux parties presque oxymoriques, l'une parle de voyages, d'un départ de l'être aimé pour se retrouver ; l'autre parle de retour, de maternité et d'attachement à ces petits riens qui font la beauté de la vie.

    Quand on aime, il faut partir, Blaise Cendrars :

    Walther a donc besoin de partir, pour se retrouver. Ce voyage est complètement atypique. Avec pour compagnon de voyage un oisillon tombé du nid qu'il faut protéger, notre homme est déjà une figure à part.
    Il croise de nombreuses personnes sur sa route, trouve facilement de l'aide, émeut souvent. Le voici qui nous livre ses états d'âme de poète errant sur la macadam : des phrases tronquées, des instantanés de sa vie, et mises bout à bout voici qu'elles forment une histoire, celle de Walther.
    Et puis, à la fin, une révélation, un accomplissement de soi.

    J'ai l'obstination farouche d'être bon, Victor Hugo :

    Et voici la seconde partie. Touchante, bluffante. Walther a grandi, il est prêt à accepter certains changements. Être père en fera partie.

    A croire que vivre équivaut à s'éloigner lentement
    du monde. A lui courir après. Un enfant qui naît
    est la réalité. Il est Dieu, il crée le monde qu'il perçoit,
    ne dissocie pas l'un de l'autre. Lorsqu'il grandit, il a
    le nez collé aux choses. Lorsqu'il a peur, c'est immense.
    Lorsqu'il sourit, il rit de toutes ses dents, de tout
    son souffle. C'est plus tard que ça se complique.

    Le voici à l'écoute du monde, le voici redevenu un animal avec un instinct primaire. Ses sens sont alors en émoi et peuvent vraiment appréhender le monde :

    Finalement la liste est longue des superbes insignifiances
    qui me tiennent debout.

    Et l'absence, celle de l'etre aimé paraît alors inconcevable.
    Une magnifique déclaration d'amour s'étale alors en quelques phrases, déclaration qui pourrait rendre n'importe quelle femme amoureuse ...

    Il y a des heures sans fond, des journées blanches,
    perdues, à vivre loin de toi. Chaque jour de la semaine,
    la buée des vitres de ta voiture et ta main qui s'en va.
    L'odeur de ton écharpe et de ton rouge à lèvres.
    des kilomètres de lumière qui nous éloignent. Le bruit
    rouge du réveil. Le temps qui manque, ce précipice.
    Et d'autres fois plus rien qui avance. L'impression
    persistante d'habiter dans une faille. Le soir, casser
    des brindilles, souffler sur des braises et recoller
    nos morceaux.

    Notre Walther, notre courant d'air, cette fille de l'air de la première partie a bien grandi :

    Je me dis que c'est bien d'accepter de grandir.
    C'est bien d 'accepter d'assumer. Sinon, à partir
    d'un certain âge, cela reviendrait à refuser de commencer
    à être. Cela reviendrait à refuser de vivre.

    De seul, puis à deux, le voici qui devient trois; et c'est apaisé qu'il trouve le sommeil chaque soir :

    Je respire vos respirations dans le confort
    bleu de la nuit. Je m'endors.

    Bien entendu, grandir, c'est aussi quitter l'enfance, accepter que d'autres meurent, ou le soient déjà un peu de leur vivant. En plein glissement vers un ailleurs, déjà :

    Mon grand-père est assis au milieu de deux cents
    personnes debout. (...)
    Je voudrais y aller,
    le prendre dans mes bras et répondre à son sourire perdu,
    mais je sais qu'il est trop tard. Quand je le vois, je vois
    la mort et elle me paralyse.

    Le temps glisse alors. On ne se rend pas compte du temps qui passe. L'enfant grandit, inexorablement : le temps a accéléré son mouvement :

    Il y a bien six huit mois que ces chaussettes sont
    pendues à la corde à linge ... Il s'en est passé des choses en six ou huit
    mois. Sans elles, je m'en rendrais peut-être moins compte...
    Elles sont mon marque-page
    dans le livre du temps.

    Laisser une trace, une empreinte dans les sillages de la vie : l'écriture permet alors de se réconcilier avec ce monde complètement absurde. Faire de ces petits riens un tout.

    Un tout magnifiquement écrit dans ce roman au titre si évocateur et déjà si beau ... Un premier roman fin et délicat qui ne laissera pas son lecteur indifférent. On quitte à regret ces tranches de vie, ces instantanés en vers libres avant de s'apercevoir que nous aussi nous avons des instantanés à vire aussi. Un roman qui change notre vision du monde et nous fait prendre conscience de l'instant présent. Un livre à garder dans son sac, comme un porte-bonheur. A réouvrir de temps en temps.

    Merci monsieur Vinau.


  • 26 septembre 2011

    « Finalement la liste est longue des superbes insignifiances qui me tiennent debout. » (p. 57)

    En quelques mots, se souvenir qu’on est vivant. Que la vie est là, maintenant, tout de suite, et pas dans nos souvenirs malheureux ou dans nos espoirs insensés. « Ne regarde pas devant. Ne regarde pas derrière. Reste là. » (p. 67) nous dit l’auteur, et ces quelques mots épicuriens résonnent en moi et flottent, insouciants, comme évidents au dessus de mon âme empesée. Je ne peux qu’aimer un auteur qui me susurre ce que je sais intimement au fond de moi mais que j’oublie trop souvent happée par le quotidien. Alors j’écoute, religieusement, admirativement, amoureusement :

    « Il y a toutes ces choses qui nous remplissent. Tous ces gens croisés, tous ces paysages. Ils infusent tout doucement en nous comme un sachet de thé dans un verre d’eau tiède. Nous ne nous rendons compte de rien. » (p. 30)

    « Je m’occuperai de vous en essayant de ne pas trop penser à Billie. En essayant de ne pas trop penser à ce monde dans lequel des femmes belles et tristes doivent chanter des chansons d’amour tout en prenant des poings dans la gueule. En essayant de ne pas trop penser aux nègres pendus qui se balancent dans l’air des soirs de juin. On se serrera tous les trois. Je respirerai dans son cou. Je me dirai qu’il y a des matins où es magnolias sentent bon, qu’il y a des musiques, qu’il y a des Billie, qu’il y a des demains. » (p. 47)

    « J’écris à ras de terre. Je ne parle que de ce que je vis. C’est pour ça que c’est peu. C’est pour ça que c’est tout. Je ne parle pas d’Iran, je n’y ai jamais foutu les pieds. Je parle du vieux qui siffle le générique d’Indiana Johns un matin à huit heures en jetant ses bouteilles dans le récupérateur de verre. (…) » (p. 60)


    « Ces heures de rien-
    Ces jours de rien qui passent sans faire de bruit. Ces heures comme des courants d’air dans la pièce entrouverte. La lumière sur le carrelage propre. L’inclinaison de l’ombre du tilleul sur l’herbe. Ces heures de paix à regarder les premières abeilles butiner les pissenlits. A montrer les fleurs qui poussent à un nourrisson ? Les escargots. A lui dire des bêtises du genre : « Tu vois, on peut survivre en butinant. » A finir presque par s’en convaincre. A se demander lequel de ces instants anodins restera gravé dans sa mémoire d’enfant. La langue du chien. Le lézard. Mes bisous mal rasés. Le goût d’une fraise. Peut être rien. Peut être la laideur de mon visage quand je crie. Qu’en retiendra –t-il de tout ce qu’il m’a appris à apprendre. De ces heures d’avril à semer des radis. De ces heures de rien qui remplissent ma vie. Qui me débordent. Qui me sauvent. » (p. 71)

    Pour prolonger le délice, le site de l’éditeur propose une play-list de l’auteur : http://www.alma-editeur.fr/images/stories/Alma/Catalogue/la-playlist-de-nos-cheveux-blanchiront-avec-nos-yeux.pdf
    Conclusion : je suis aussi amoureuse de l’éditeur maintenant !