Conseils de lecture
Le plus célèbre des écrivains russophones nous fait cadeau d'une petite pépite d'humanité.
Il y a presque quinze ans, je devais disserter sur le traitement dramaturgique de la guerre dans une pièce de mon choix. L'esprit frondeur de l'adolescence qui s'attarde m'avait fait choisir "La Guerre de Troie n'aura pas lieu", de Jean Giraudoux. Pied de nez grossier au professeur bien-aimé, je me rappelle avoir noirci de pleines pages sur le sous-texte d'un conflit larvé, omniprésent mais abstrait. Si le hors sujet s'est révélé fatal, le plaisir de cette analyse m'était restée : sans rage ni fracas, sans bruit ni fureur, sous couvert de ne rien en dire, certaines plumes ont le pouvoir et le don d'écrire la guerre - et son entière absurdité.
💣 Faisons un saut dans le temps, revenons à l'ultra-présent sous d'autres latitudes. Dans un petit village de la "zone grise", coincés entre l'armée gouvernementale ukrainienne et les forces séparatistes pro-Russes cohabitent deux "habitants de la guerre" qui refusent de devenir exilés. Le brave, honnête et dévoué apiculteur Sergueïtch et son ennemi d'enfance, le roublard Pachka, sont les seuls à peupler encore Mala Starogradivka déserté. Aussi différents et politiquement opposés que les hommes qui ont donné leurs noms aux deux rues qu'ils occupent (Lénine et Chevtchenko), Pachka et Sergueïtch s'inventent un quotidien loufoque et bien rythmé, dans un no man's land peuplé d'abeilles , de grenades et de tirs de snipers . C'est au printemps, au volant de sa Tchetviorka, que Sergueïtch part en quête d'un bout d'herbe plus vert pour poser ses ruches. Son regard de Candide d'un autre âge nous sert de guide dans cette #Crimée en crise, et nous révèle les dimensions d'un conflit bien plus nuancé, infiniment plus complexe qu'il n'y parait. Un roman étonnant à l'écriture joyeuse et aux lectures plurielles, où absurde et bon sens se mêlent allègrement.
💣 Alors que l'Ukraine fait les grands t(r)i(s)tres des journaux, le plus célèbre de ses écrivains russophones nous fait cadeau d'une petite pépite d'humanité.
Une héroïne inoubliable !
🌳 Au fin fond du Grand Nord canadien, Fille-Rousse s'interroge : qui est-elle ? Une Yeux-Rouges ou une Longues-Tresses ? Féminine ou masculine ? Marquée par les rites de passage et le rythme des paysages, elle cherchera de toutes ses forces des réponses qui, complexes, ne peuvent être tranchées d'un seul coup.
🌳 Voilà un premier roman très fort, d'une grande maîtrise littéraire. Guillaume Aubin entrelace avec une habileté bluffante les problématiques de l'identité culturelle et celles du questionnement de genre. Il a séjourné dans ces régions, certes, et il s'est documenté avec passion sur les peuples autochtones. Et pourtant, malgré ses indéniables accents de véracité, "L'Arbre de colère" est une fiction pure, qui met en scène des tribus imaginaires.
🌳 J'ai été fascinée, immédiatement happée dans cette vie de plein air où la rudesse des éléments est accentuée par les tensions entre les peuples. Suivez Fille-Rousse dans son parcours initiatique : vous ne l'oublierez jamais !
Triste soleil d'hiver
Comment vous parler de ce roman ? Il y aurait une certaine indécence à employer les formulations d'usage : "une claque !", "un choc", "d'une force inouïe".
De tels lieux communs ne sauraient qualifier l'appel de la mort.
🌼 Son verbe est haut, son œil sagace. Elle est vive et groenlandaise, amoureuse d'une Maliina qui le lui rend bien. Elle s'apprête à prendre son envol, quitter une cellule familiale étouffante et commencer des études au #Danemark lointain. Mais le continent, peuplé de ces "Dieux blonds" qui l'entourent et ne la comprennent pas, révèle en elle une brisure - une faille qui se fait gouffre, horizon puis certitude. Inéluctable.
🌼 La Vallée des fleurs s'attaque frontalement à la question des épidémies de suicides qui déciment les (jeunes) générations inuites. La mort rôde et se rapproche, en témoignent les titres de chapitres, glaçants, impassibles, qui égrènent le chapelet des décès.
"33/ JEUNE FILLE. 17 ANS. S'EST PENDUE DANS LE CABANON DE SON PÈRE."
Le corbeau tutélaire étend ses ailes, et aux côtés de la narratrice on se surprend à espérer que son ombre viendra dévorer l'éclat du soleil des jours sans fin.
🌼 Se plonger dans ce second roman de Korneliussen n'est pas un acte anodin. Fort probablement, l’âpreté de la langue, ses reliefs et l'étrangeté de son rythme arrimeront solidement votre lecture. Et c'est en apnée que vous vous coulerez dans le mal-être poisseux de cette héroïne boréale. Une catharsis qui brûle les doigt jusqu'aux tréfonds de l'âme.
Un sucre sans édulcorant, une amertume sans astringence
🍬 En première bouche, l'amertume de ce roman réside évidemment dans la maladie qui frappe la mère d'Antara, la narratrice. Alzheimer, ou une de ses déclinaisons, commence à grignoter le cerveau de cette femme qui, face à sa fille et au reste du monde, a toujours revendiqué une indépendance aussi farouche que précaire.
🍬 Le milieu de bouche, dans cette dégustation littéraire, dégage une autre amertume : celle d'une Antara phagocytée par sa mère toxique, non seulement au sein de l'ashram où cette dernière n'avait d'yeux et de temps que pour le Baba qui y sévissait, mais aussi par la suite, quand la jeune femme décidera d'embrasser une carrière artistique semée d'embûches.
🍬 Par bonheur, on referme ce roman avec sur la langue une note finale qui, enfin, révèle la délicate pointe de douceur que promettait le titre : le miel âpre d'une Inde qui offre tous les possibles, et surtout, le sucre de la vie qui, après tout, continue.
Transmission de terres et de légendes...
🐾 C'est sur les terres ontariennes que nous commencerons notre exploration littéraire de ce début d'année. Des terres peuplées de légendes qui abreuvent ce roman de genre peu représenté dans nos rayons : le #thriller fantastique .
🐾 Joan cherche Victor, son mari disparu. Mystérieusement volatilisé suite à une dispute, voilà onze mois que Joan sillonne les routes, arpente les bois de la baie Georgienne pour le retrouver. Alors que l'alcool grise encore son cerveau un beau matin, elle croit le reconnaître sous les traits d'un pasteur évangéliste. Si ses proches l’exhortent à accepter son deuil , les anciennes de la communauté - et son petit neveu Zeus - accompagneront sa quête jusqu'aux confins de la réalité.
🐾 Alors qu'une bête rode entre les pages, un roudarou créature mi-homme mi-loup qui hante l'imaginaire Métis, l'enjeu de Cherie Dimaline semble être celui de la transmission . Celle des terres, systématiquement arrachées aux Autochtones ; celle de leur culture, leurs légendes et si cruellement d'actualité.
🐾 Une langue honnête, vive, efficace, nous cheville au rythme de l'intrigue - et au détour d'un dialogue non dénué d'humour, d'une observation de la nature grandiose, se révèlent ça et là des images d'une poésie étonnante.
Conclusion ?! Commencez donc 2022 en frissons Sur les terres du loup...